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Les Feuilles mortes
(d'Aki Kaurismaki. Finlande, 2023, 1h21. Avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen. Compétition Festival de Cannes 2023, prix du jury.)
20 septembre 2023 (Anne Le Cor) - Le réalisateur finlandais Aki Kaurismäki est un adepte des trilogies. Son dernier long-métrage va au-delà et constitue un quatrième film qui vient compléter son triptyque sur le prolétariat. Les Feuilles mortes, en référence à la chanson de Prévert et Kosma, fait le portrait de deux âmes solitaires qu’une rencontre fortuite va combler d’espoir malgré les obstacles.
Ansa vit de petits boulots dans des restaurants ou des supermarchés. Holappa a un emploi d’ouvrier dans la métallurgie. Leur vie sociale s’arrête à peu près là. Ils ont bien quelques amis avec qui ils sortent parfois le soir, dans un bar karaoké notamment. C’est là qu’ils se rencontrent une première fois, puis ne vont pas cesser de se croiser. Au bout d’innombrables rendez-vous manqués, les deux âmes en peine vont finir par se retrouver.
Les Feuilles mortes nous montre la dure réalité de la classe ouvrière dans les zones périphériques. Les espaces et le temps sont plongés dans une grisaille persistante ; les décors et les dialogues sont minimalistes ; les personnages évoluent dans un style rétro. L’atmosphère n’est pas très réjouissante mais même dans les lieux les plus sordides, l’ironie et le second degré ne sont pas loin. Ainsi, le bar glauque où travaille Ansa est le California bar et le cinéma miteux où se retrouvent les deux protagonistes s’appelle le Ritz.
Les films qui y sont projetés sont des grands classiques avec de nombreuses références à la culture française chère au réalisateur qui est un inconditionnel de la Nouvelle Vague. On y voit là sa touche personnelle, lui qui fut un membre actif de ciné-clubs durant toute sa jeunesse. Ironiquement, parmi tous les chefs-d’œuvre à l’affiche, Holappa emmène Ansa voir un film de zombies qui la fait rire.
Le jeu des acteurs est assez figé et caricatural ce qui dénote chez les personnages une difficulté à exprimer des émotions. Nos deux héros sont enfermés dans leur solitude et dans une société où ils ne trouvent pas leur place. C’est Alma Pöytsi qui interprète Ansa, une femme gentille et bienveillante qui subit sa condition. Quant à Holappa, campé par Jussi Vatanen, il souffre d’alcoolisme, ce qui l’empêche d’accéder pleinement au bonheur. A peine celui-ci devient-il palpable que son addiction le rattrape.
Les deux protagonistes ont pas mal de choses en commun et se trouvent vite des affinités. Leur rencontre les fait évoluer : lui arrête de boire et elle prend un chien pour rompre la solitude. Le dernier plan offre une belle image de bonheur à venir. Les personnages secondaires sont encore plus décalés et font montre d’un naturel pince-sans-rire tout à fait détonnant.
En parfait accord avec le second degré des dialogues et de la photographie, la bande son utilise beaucoup de chansons à texte qui reflètent ce qu’il se passe à l’écran. Soit avec lucidité lorsque les paroles sont en adéquation avec les pensées des personnages, soit avec ironie quand ce qui est décrit est à l’opposé ce que l’on voit à l’image. Un autre fond sonore, diégétique cette fois-ci, est bien plus inquiétant et déprimant. Il s’agit de la radio qu’Ansa écoute régulièrement et qui fait état des horreurs de la guerre en Ukraine. Aki Kaurismäki la qualifie de « guerre vaine et criminelle ».
Le réalisateur a souhaité mettre en scène une histoire d’amour qui finit bien. Il dit avoir voulu « offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre ». Car contrairement aux précédents films de la trilogie ouvrière dont les personnages vivent une ascension sociale contrariée et où la frustration demeure, ici il y a une touche d’espoir et d’émancipation.
Loin des rom-com à l’américaine,Les Feuilles mortes est une tragi-comédie romantique tendre et loufoque où deux personnages qui perdent leur travail trouvent l’amour en retour. En compétition au Festival de Cannes, le film a obtenu le Prix du Jury. Grand habitué de la Croisette, c’est la cinquième fois qu’Aki Kaurismäki concourait pour la Palme d’Or. Bien qu’il s’en défende, il est devenu un cinéaste européen incontournable et mondialement reconnu. Gageons les palmiers de la Riviera lui réservent encore bien des honneurs !
Anne Le Cor

Last Dance !
(de Delphine Lehericey. Suisse/Belgique, 2022, 1h24. Avec François Berléand, Kacey Mottet Klein, La Ribot, Déborah Lukumuena, Astrid Whettnall, Dominique Reymond)
20 septembre 2023 (Chantal Laroche Poupard) - Le troisième long métrage de la réalisatrice suisse Delphine Lehericey interroge à la fois les thèmes de la vieillesse, mais aussi du rapport au corps et de la liberté. Germain mène une vie tranquille de retraité avec sa femme qui s’adonne à sa passion, la danse, qu’elle pratique dans l'école de la grande chorégraphe suisse-espagnole, Maria La Ribot, proche de la chorégraphe contemporaine Mathilde Monnier.
Au retour de son cours de danse, sa femme meurt subitement d'une crise cardiaque, laissant Germain soudain veuf à 75 ans. Retraité contemplatif, il n’a même pas le temps de souffler que sa famille, pensant qu’il ne s’en sortira pas sans son aide, s’immisce et organise son quotidien ; ses enfants par bonne conscience lui infligent un emploi du temps drastique, ennuyeux et sans fantaisie avec horaires aménagés pour les séances de kiné, les repas organisés, le ménage, les appels téléphoniques incessants.
Tandis que ses enfants, le croyant sage, résigné et assigné au rythme de vie qu'ils lui ont imposé, Germain fait fi de tout cela et, fidèle à une promesse faite à sa femme, rejoint la troupe de danse contemporaine de La Ribot. Celle- ci va le pousser à se bouger et à s'ouvrir aux autres.
Au début il ressemble à l'albatros qui remue avec peine ses grands bras fatigués par la sédentarité et l'âge, mais peu à peu il semble prendre son envol dans ce cours où il retrouve une raison de vivre ; lui, le calme retraité contemplatif, est bouleversé, tandis qu’il apprend à communiquer avec son corps sans que celui-ci éprouve des complexes.
François Berléand dit : "D'un coup, il y a un basculement dans le film. À un moment, on le sent bien quand justement, il n'a plus peur, il voit les autres et ça y est, il n'a plus honte, il n'a plus peur du ridicule et finalement, il se lâche, c'est le lâcher-prise".
Les scènes de répétition dansées s'enchaînent de manière fluide avec les moments savoureux, menés par cette chorégraphe exceptionnelle La Ribot, dans son propre rôle. S’appuyant sur les bases claires elle travaille l’improvisation où se mêlent souvent le rire et les larmes, rejoignant ainsi les performances de Peter Sellers, de Tati ou des Marx Brothers.
Last Dance ! est une belle histoire de liberté et d'humanité : Germain, le retraité âgé, veuf ou seul peut encore avoir droit à la vie pleine et à sa liberté de faire ce qui lui plaît et l’épanouit.
Le scénario est écrit avec pudeur et surtout avec des moments si joyeux et si drôles, sans que l'émotion soit oubliée. Comme l'exprime la réalisatrice,''Last Dance ! n'est pas de la pure comédie mais un mélange d'émotions tristes et de pulsions de vie, de larmes et de sourires." La prestation de François Berléand est époustouflante ; même s’il nous livre avoir fait de la danse dans sa jeunesse, il a certainement travaillé dur afin d’être à la hauteur dans ce spectacle de danse contemporaine.
Le Festival du film francophone d'Angoulême 2023 a rendu hommage au cinéma belgo-suisse avec la projection de Last Dance ! qui avait été primé au Festival de Locarno 2022.
Chantal Laroche Poupard