(de Léopold Legrand. France, 2021, 1h31. Avec Sara Giraudeau, Benjamin Lavernhe, Judith Chemla, Damien Bonnard, Marie-Christine Orry)

 

5 mai 2023 (Philippe Cabrol) - Librement inspiré du roman d'Alain Jaspard Pleurer des rivières, le premier film de Léopold Legrand, à travers le désir d’enfant, nous questionne sur trois thématiques : la loi, la morale et l'intime. Comment des avocats, connaissant la loi, peuvent-ils s’aventurer dans une entreprise illégale qui s’apparente à du trafic d’être humain ? Ce film a obtenu avec quatre prix au Festival d’Angoulême, dont celui du public. Il s’est vu discerner le prix SIGNIS au Festival de Washington DC.

 

Deux couples : d’un côté Franck et Meriem qui ont cinq enfants et prochainement un sixième, de l’autre, Anna et Julien, un couple d’avocats n’arrivant pas à avoir d’enfant. Franck, ferrailleur, et Meriem ont d’importants soucis financiers, ils font partie de la communauté des gens du voyage et vivent dans une caravane sur un terrain de banlieue. Suite à une revente de câbles qui tourne mal avec le propriétaire d’une casse, Franck s’enfuit au volant de son camion, et provoque un accident. Grâce à Julien, avocat commis d’office, le ferrailleur n’est pas incarcéré. Reconnaissant, il invite Julien et son épouse, avocate elle aussi, à prendre un verre. Une forme de sympathie rapproche ces deux couples. Quelques jours plus tard, Franck ose un impensable et poignant arrangement : un arrangement en opposition des convictions religieuses des uns et du cadre légal au cœur de l’existence des autres.

 

 

A propos de son film, Léopold Legrand déclare :  ''Je me suis rendu compte, en lisant le roman d'Alain Jaspard, que je préjugeais. J'avais un avis en me disant c'est moralement inacceptable. Puis, en fait, en allant dans l'intime des personnages, il y avait une bienveillance, une tolérance qui m'envahissait et c'est ça que j'ai eu envie de raconter : comment on peut raconter les clivages qui défigurent la société et essayer de circuler entre les points de vue, voir les doutes, les désespoirs, les rêves de chacun.'' .'' J’ai perdu ma mère à l’âge de six ans et mon père s’est remarié avec une femme qui m’a adopté devant la loi. Cette femme est devenue ma deuxième mère. J’ai donc grandi avec une double figure maternelle. L’histoire de ces deux femmes réunies autour d’un seul et même enfant dans le roman d’Alain Jaspard m’a intrigué et ému. J’ai décidé de l’adapter. C’était l’occasion d’aborder des thématiques qui me sont chères : la filiation, la maternité et l’abandon''.

 

Le réalisateur ne pose aucun jugement ni regard critique sur ses quatre personnages, il s’attache à évacuer la question morale. Il rend chaque personnage attachant. Il va jusqu’ à créer de l’empathie. Il explore le désir ''fou'' d’enfant d’Anna, la foi de Meriem qui dans un premier temps s’oppose à cet arrangement mais aussi la perspective pour cette jeune femme de ne plus vivre dans la précarité. De cette rencontre bienveillante entre les deux couples, qui vivent chacun leur drame intime, naît une histoire tiraillée entre les valeurs morales et le mensonge, la loi et la maternité.

 

Le Sixième enfant parle d’amour : celui des deux couples, celui de l’amour maternel à travers Anna, qui souffre des refus à ses demandes d’adoption et dont l’envie de maternité dépasse la morale, et celui de Meriem qui veut offrir la meilleure vie possible à son sixième enfant.

 

 

Si le film montre deux univers opposés, deux classes sociales totalement différentes, le cinéaste s’intéresse surtout aux deux jeunes femmes. Si Anna se sent tout d’abord désarçonnée par la proposition, elle va vite changer d’avis. Les deux femmes s’affrontent, se soutiennent, se comprennent. Anna accompagne Meriem jusqu’à l’accouchement. Elles se font des confidences, évoquent leurs souffrances. Anna éprouve  un désir maternel fort et puissant. Vivant la grossesse de Meriem par procuration, elle est de plus en plus obsédée par ce futur enfant envers et contre tout : contre ses principes, sa déontologie, la morale et surtout envers et contre la loi. Elle n’hésitera pas à mentir à son mari, à se disputer avec lui, à s’opposer au raisonnement et à la détermination de ce dernier. Pour Anna et Meriem, au-delà de la décision à prendre - qualifiée par la loi de trafic d’êtres humains - c’est un geste d’amour qu’elles posent. Elles agissent pour le bien de l’enfant.

 

Notons qu’à travers les personnages de Meriem et de Franck, Léopold Legrand scrute l’univers des gens du voyage, leurs valeurs et leurs croyances. Nous pouvons saluer la performance des acteurs de ce long-métrage. Sara Giraudeau est douce et dure à la fois dans son obstination. Benjamin Lavernhe  incarne la loi. Il se montre juste face à son épouse, qu’il ne comprend plus, qu’il ne peut pas maîtriser. Damien Bonnard incarne un homme généreux et Judith Chemla est habitée par son personnage. Thriller social et intime, Léopold Legrand nous offre un film bien mené, efficace, et d’une grande humanité.

 

Au Festival international du film de Washington DC (Etats-Unis), Le Sixième enfant a reçu le prix SIGNIS avec la motivation suivante : Dans leur film Le Sixième enfant, le scénariste-réalisateur Léopold Legrand et sa co-scénariste Catherine Paillé racontent habilement l'histoire de deux couples aux antipodes de l'échiquier économique/culturel qui partagent un désespoir : d'un côté avoir un enfant, de l'autre côté pour éviter d'avoir un sixième bébé inabordable. Le choc des réalités juridiques et des aspirations humaines qui en résulte conduit à des décisions atroces et à une exploration émouvante du sens de l'amour. C'est un film qui éclaire avec brio la condition humaine en ces temps difficiles.

 

Les membres du jury SIGNIS étaient : Pamela Aleman (Canada), Marjorie Suchocki, Bob Kanner, Mary Frost, Frank Frost (Etats-Unis).

 

 

Philippe Cabrol