(de Rodrigo Sorogoyen . Espagne/France, 2022, 2h28. Avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Diego Anido, Marie Colomb. Festival de Cannes 2022, section Cannes Première.)

 

9 août 2022 (Bernard Bourgey) - Rodrigo Sorogoyen, cinéaste espagnol de 41 ans a réalisé six longs métrages. Il s’est surtout fait connaître au-delà de son pays d’origine par ses films Que Dios nos perdone (2016), El reino (2018) et Madre (2019). Avec son nouvel opus, il poursuit son travail de mise à nu des motivations de ses personnages et de leur psychologie.

 

Antoine (Denis Ménochet) a quitté son poste d’enseignant pour réaliser avec sa femme Olga (Marina Foïs) leur projet commun de faire revivre en Galice dans le nord-ouest de l’Espagne, un coin de montagne pauvre, durement touché par l’exode rural et l’inexorable abandon à terme.

Depuis deux ans qu’ils sont là, Antoine et Olga couple de français exilés par choix, cultivent bio, ont leur petit troupeau de chèvres, vendent leurs produits sur les marchés locaux, en même temps qu’ils retapent gratuitement des vieilles maisons aux charpentes et aux tuiles caractéristiques de la région, mettant toute leur énergie et la force de leur bras à redonner vie à cette terre qu’ils ont élue, aux montagnes magnifiques.

 

Sur place, ils ont cherché à lier avec les quelques paysans du coin, trop pauvres pour partir, qui ne connaissent comme les générations avant eux, que le rude labeur quotidien qui leur permet juste de survivre.

Cette relation déjà pas évidente entre des étrangers qui ont eu la chance de pouvoir changer de vie et des autochtones qui n’ont aucun espoir d’en sortir, va être définitivement rompue quand Antoine et Olga votent contre un projet qui prévoyait de détruire toute vie locale pour faire de la région un immense parc d’éoliennes, alors que pour les paysans du coin ''qui n’ont rien à perdre'' comme le dit Olga, les indemnités d’expulsion à la clé sonnaient comme l’espoir enfin d’un ailleurs pour une vie nouvelle, laquelle dans leur esprit ne pouvait qu’être préférable à leur sordide condition actuelle de culs-terreux.

Au bistrot du village, autour du jeu de dés où Antoine veut croire que parce qu’il exploite sa terre depuis deux ans, il est devenu l’un des leurs, l’aigreur des paysans du coin va progressivement se muer en haine. Deux frères - Xan (Luis Zahera) et Lorenzo (Diego Anido) qui vivent avec leur mère - incarnent cette tension qui va aller crescendo, des insultes aux intimidations, jusqu’à l’empoisonnement de l’eau qui irrigue leur plantation de tomates. On n’est pas loin de l’univers de Pagnol et de son Jean de Florette, les cigales provençales en moins…

La peur autant que la passivité de la police locale va rendre Antoine paranoïaque et ni le sang froid ni le bons sens d’Olga n’y pourront rien, l’engrenage vengeance contre violence va transformer Antoine l’idéaliste naïf en un adepte de la légitime défense, qui va filmer à leur insu ses ''ennemis'' qui ne vont pas tarder à s’en apercevoir.

 

Arrive alors l’irréparable pour Antoine qui sera étranglé en pleine forêt après avoir été capturé comme dans le magnifique ballet au ralenti du début du film où des ''aloitadores'' selon une tradition galicienne, maîtrisent des chevaux sauvages dans un geste d’étouffement pour leur couper la crinière.

Le réalisateur fait le choix de ne pas s’attarder sur la mort d’Antoine et les réactions classiques dans ces circonstances : inquiétude de l’épouse à la tombée de la nuit, prise de conscience progressive de la disparition et de la mort, silence des assassins… Tout au contraire c’est une Olga cartes cadastrales sous les yeux que nous retrouvons bien après les faits, menant froidement l’enquête, tenace dans ses recherches, jusqu’au jour où la police vient lui annoncer que le corps a été retrouvé…

Dans ce nouvel espace-temps, une autre femme est arrivée, la fille d’Olga (Marie Colomb) qui aide sa mère dans ses recherches et ses travaux quotidiens, mais qui horrifiée tant par le meurtre d’Antoine que par le monde de haine qu’elle découvre, craignant pour sa mère, la supplie de laisser tomber cette vie montagnarde et d’oublier ce rêve de bobos écolos qui selon elle est sans avenir.

Dialogue violent mais qui pose de vraies questions, comme avait été pertinente au bistrot une confrontation musclée mais sonnant tout aussi juste entre Antoine et Xan, le premier traitant d’illusion le rêve de l’autre de s’imaginer refaire sa vie grâce au pécule gagné sur une terre qui ne vaut rien, l’autre méprisant envers celui à qui il dit: ''tu joues au fermier depuis deux ans ! ''

Ces plans-séquences dans la maison, tout comme au bistrot autour des dominos ou d’une bouteille payée par Antoine, sont parmi les plus beaux moments qui nous sont donnés, ils nous jettent au visage des questions à valeur universelle qui nous restent après la vision de ce film décidément dérangeant et obsédant.

L’idéal de vie champêtre qu’Antoine et Olga croyaient transmissible car à leurs yeux attirant, n’a suscité aucune intérêt chez les bouseux du pays qui sont restés comme dans les années 1960 chantées par Jean Ferrat, attirés par ''le formica et le ciné'' Et Olga a désarmé sa fille quand elle lui a dit qu’elle entendait bien tous ses arguments, mais que son bonheur à elle était de rester là. Peut-on, questionne le réalisateur, même avec les meilleures intentions du monde, faire le bonheur des autres malgré eux ?

Si le spectateur éprouve au départ une sympathie pour le couple de français, peiné de voir le costaud et doux Antoine rabroué par ceux qu’il voudrait en faire des amis, Rodrigo Sorogoyen sort très vite d’un schéma qui opposerait les bons aux méchants : le bon Antoine ne veut pas mépriser ses voisins, mais en reprenant un gars qui a dit un mot à la place d’un autre, l’a rabaissé en lui faisant sentir sa supériorité intellectuelle ! Le même bon Antoine et son épouse ne réalisent pas qu’en s’opposant - pour le bien du pays selon eux - au projet d’implantation d’éoliennes, ils condamnent les habitants en leur volant un avenir qu’ils auraient pu enfin s’offrir !

Tant le refus de l’étranger que l’impossibilité réciproque de comprendre les raisons de l’autre, conduisent à l’incommunicabilité qui va dégénérer jusqu’au non-retour. Dans l’éternelle opposition entre droit du sol et droit du sang, le réalisateur ne juge pas et laisse le spectateur entre deux feux, apte à comprendre et à condamner tout à la fois chacun des personnages.

Certes le scénario est riche d’enseignements mais tient en quelques mots, ce qui explique peut-être que Sorogoyen étire son histoire sur près de deux heures et demie qui auraient pu être raccourcies, enchaîne des scènes courtes qui souvent se répètent, de la maison du couple à la ferme des deux frères, de la ferme au bistrot, de la plantation de tomates à Antoine enfermé dans sa voiture comme dans une cage.

Cet enchaînement d’images qui veulent montrer la ''vie'' agit un peu au détriment de ce qui fait la force du film : les extraordinaires dialogues (qui pourraient être transposés au théâtre !) au contraire traités en plans fixes qui donnent du temps à la lenteur et qui magnifient les acteurs tous extraordinaires, dialogues qui mettent à nu la psychologie des personnages et la complexité de leurs sentiments admirablement rendus.

Alors, film sombre et désespérant du genre humain qui veut toujours détruire ce qui ne lui ressemble pas ? Peut-être pas au final chez le réalisateur pour qui l’espoir est désormais entre les mains des femmes… Magnifique scène où Olga va rencontrer la mère des assassins d’Antoine et qui, en leur présence, lui dit que ses fils vont aller en prison, qu’elle va se retrouver elle aussi seule et qu’unies, elles pourraient faire ensemble du bon boulot. La justice passera et la rude terre montagneuse de Galice n’a peut-être pas dit son dernier mot… Belle fin ouverte !

 

 

Bernard Bourgey