9 novembre 2022 (Anne Le Cor) - Albert Serra était l’un des invités d’honneur de l’édition 2022 du FID Marseille. La rétrospective de plusieurs de ses films -  intitulée Albert Serra en libertés ! - était accompagnée d’une masterclass donnée par le réalisateur qui en a profité pour disserter tout en légèreté sur sa technique filmique et son approche des acteurs.

 

Albert Serra s’adresse au public juste avant la projection de Honor de cavalleria, son deuxième long-métrage mais qu’il considère comme son premier véritable film. Le personnage principal est un Don Quichotte qui s’auto-investit chevalier. A son image, Albert Serra aime à dire qu’il s’auto-investit réalisateur. Il cite Andy Warhol : « Je ne m’appelle pas réalisateur, c’est le film qui est réalisé par lui-même ». Comme l’artiste américain, fer-de-lance du pop art, le cinéaste catalan a l’impression que les films se font tout seuls dans une forme de liberté et d’abandon.

 

 

 

Bien qu’il s’en défende Albert Serra est un réalisateur en vue. Sélectionné à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs dès son deuxième film (Honor de cavalleriaen 2006), c’est le chouchou des festivals. Il était présent au FID pour la première mondiale duRoi Soleilen 2018 et deux de ses films ont été en sélection officielle à Cannes : La Mort de Louis XIV en 2016 et Pacifiction cette année. Pour ce dernier il a d’ailleurs fallu se hâter pour être prêt à temps pour le festival.

 

On dit du cinéma d’Albert serra qu’il est radical et audacieux. Chaque film est une expérience différente pour lui et il aime faire quelque chose de plus original à chaque fois. Il en profite pour écorcher au passage les autres films sélectionnés à Cannes cette année qui sont, d’après lui, comme des films pour enfants où l’on comprend vite ce qu’il va se passer, contrairement à Pacifiction dont il est impossible pour le spectateur de deviner la suite de l’intrigue car il n'en sait pas plus que les personnages. 

 

Il y a un leitmotiv dans les films d’Albert Serra. Son thème de prédilection est le pouvoir mais il est toujours mis en balance par l’humour. Il y a des moments drôles cachés au cœur de toutes ses fictions comme dans Pacifition où le public rit à certains moments. Les personnages ne collent pas à la réalité à l’exemple du Haut-Commissaire qui est pourtant la personne la plus puissante à Tahiti et qui s’exclame : « La politique c’est comme une discothèque ». 

 

Le réalisateur catalan compare son plateau de tournage à un cirque. Il aime le chaos qui y règne et en accepte les risques. Albert Serra aime mettre la pression entre les acteurs et les techniciens aussi pour que la caméra puisse capter ces moments d’intensité. Il dit que certains acteurs sont accros à cette pression. Il ne les considère pas comme des victimes dans ce cas tant certains peuvent être pervers parfois dans la confusion ainsi créée entre l’acteur et son personnage.

 

 

Albert Serra aime l’hétérogénéité chez les acteurs. Il a travaillé avec des comédiens professionnels et non-professionnels, au théâtre comme au cinéma. Il estime que la différence dans les prestations des uns et des autres est ténue. Mélanger les gens donne de l’excentricité, ce qui ne manque pas de lui déplaire. Le casting est la clé de tout pour faire un bon film et il faut avoir une bonne intuition. Il ne faut pas avoir de préjugés non plus et tout le monde s’adapte. Il se dit chanceux d’avoir toujours travaillé avec des acteurs dévoués qui ont su s’abandonner. Lui aussi s’abandonne lors du tournage et cette vulnérabilité est d’autant mieux acceptée qu’elle est partagée.

 

Pour Albert Serra la vie est ennuyeuse et faire des films est beaucoup plus joyeux. D’où le besoin d’avoir une atmosphère joyeuse sur les tournages. Pourtant il aime traiter les acteurs de façon injuste afin de les mettre sous pression pour les forcer à l’abandon et de créer ainsi de la vulnérabilité chez eux. Cette vulnérabilité c’est exactement l’impression recherchée par le réalisateur. Elle permet de garder l’innocence, ce qui est le point clé du métier d’acteur. Quand l’injustice initiale devient joyeuse, cela signifie que l’acteur a accepté sa propre vulnérabilité, il faut donc le pousser vers une vulnérabilité encore plus désagréable et laisser la caméra capter cet instant. Un comédien ainsi mis à nu est plus vulnérable que lorsqu’il est habillé de tous les artifices du jeu d’acteur.

 

Sans pression il n’y a pas d’intensité et les images filmées sont plates et sans substances. C’est donc une joie pour le réalisateur que de faire accepter l’inacceptable aux acteurs. La question des limites de l’abandon est inévitable mais il n’y a pas de limites à la vulnérabilité quand un acteur reçoit des sensations qu’il n’avait jamais connues avant. D’où la nécessité d’explorer des territoires inconnus que l’on ne peut connaître qu’en y pénétrant. Au final l’acteur accepte de dévoiler sa vulnérabilité car il ne sait pas vraiment si la pression s’exerce contre lui ou contre son personnage.

 

Le tournage en lui-même est une forme de fiction et l’acteur éprouve une certaine vanité de se savoir filmé. Les acteurs veulent toujours être seuls à l’écran et n’aiment pas partager. Albert Serra se rappelle de Jean-Pierre Léaud, qui joue le rôle-titre dans La Mort de Louis XIV. Lorsque le comédien voit que le personnage du serviteur, interprété par Marc Suzini, est très bon, il s’arrange pour que ce dernier ne s’approche pas trop prêt du roi. Entre les deux acteurs se met à poindre une forte tension humaine qui amuse le réalisateur catalan. Lors d’un dîner, Jean-Pierre Léaud dit à Marc Suzini qu’il n’a rien contre lui mais qu’il n’aime pas son personnage. Pieux mensonge, alors qu’en fait ce qui lui déplaît c’est bien l’acteur qui joue aussi bien que lui.

 

 

Albert Serra a plus d’un tour dans son sac pour mettre ses acteurs sous pression. Il met en place des petites stratégies qui aident à travailler les détails. Quand Benoît Magimel arrive sur le tournage de Pacifiction il a à peine lu le scénario, il ne connaît pas les autres acteurs et ne sait rien de son personnage. Le réalisateur insiste pour qu’il ait une oreillette mais dans un premier temps il ne lui dit rien dans l’oreillette. Dans un deuxième temps l’acteur entend des dialogues très rapides ce qui le perturbe. Son innocence éclate face caméra et lui donne un côté mystérieux. Le réalisateur trouve les premières prises géniales lorsqu’il visionne les rushs. Il constate que les autres prises sont moins bonnes lorsque l’acteur sait ce dont il retourne.

 

Le réalisateur ne s’arrête pas là. Un autre jour il donne l’oreillette à un autre acteur ce qui met Benoît Magimel dans une nouvelle situation de vulnérabilité. Le comédien face à lui se met à lui assener des mots innommables qui font sortir Magimel de ses gonds. Ce dernier éructe que même dans la fiction il ne permet pas que quelqu’un lui parle comme ça. Albert Serra, lui, a eu l’effet qu’il désirait.

 

Le cinéaste utilise une technique de tournage bien particulière. Il filme toujours à l’aide de trois caméras numériques. L’œil de la caméra est plus puissant que l’œil humain car il capte ce qui est invisible à l’œil humain. La caméra ne se fatigue jamais et voit toute la dramaturgie d’une scène. Voilà pourquoi le réalisateur dit qu’il ne tournera jamais en 35 millimètres car l’œil humain est plus puissant que ce format contrairement au numérique. La caméra ne porte pas de jugement esthétique et ne réduit pas la complexité de la situation. Contrairement à l’œil humain la caméra ne juge pas mais capte tout.

 

Le réalisateur veut profiter de toute la potentialité de la caméra. D’autant plus lorsqu’il y a trois caméras avec trois opérateurs qui bougent autour des acteurs et anticipent leurs mouvements. Albert Serra n’utilise que des petites caméras et même le directeur de la photographie en a une. Pour les acteurs c’est plutôt perturbant car leur relation avec l’objectif créée une énergie horizontale, leur regard étant conscient de la présence de la caméra. Mais avec trois caméras pointées sur lui l’acteur ne sait pas exactement ce que chacune d’entre elles filme.

 

Jean-Pierre Léaud en a été très perturbé par exemple et il prenait comme un manque de respect le fait que trois caméras tournent autour de lui. Avec des caméras à 360 degrés l’acteur se sent vulnérable car il lui est impossible de contrôler son image. Il n’a plus d’espoir de communication avec la caméra ni la maîtrise de sa relation avec celle-ci. Les caméras sont comme des vampires avec leur côté incisif et puissant qui plonge dans la vulnérabilité de l’acteur. Albert Serra parle d’une énergie verticale qui va « de la tête au cul ». Si l’acteur est vulnérable, il laisse des portes ouvertes.

 

Le réalisateur se dit spectateur du film pendant le tournage, il se concentre soit sur le son soit sur l’image et n’a jamais une vision complète de la scène tournée. Si pendant le tournage il est comme hors-contrôle, il est particulièrement concentré et analytique pendant le montage où il fait montre d’un grande précision et d’une patiente infinie. Il juge les images et s’oublie lui-même.

 

Le montage est un travail colossal. Albert Serra regarde tous les rushs et note les images qu’il aime, ce qui constitue une base pour le montage. Pour Pacifiction par exemple il a visionné 541 rushs et les dialogues en PDF ont rempli 1660 pages. Il a travaillé avec trois monteurs pour trouver la logique interne des images. C’est un processus incroyable largement basé sur l’intuition. C’est dur et ennuyeux de regarder tous les rushs mais il le fait parce que c’est nécessaire et qu’il n’utilise pas de combo. 

 

Ce qui va retenir son attention c’est une image qu’il aime pour sa couleur ou un zoom sur un visage qui montre la mimique d’un acteur. Lui dont les personnages principaux sont des gens qui exercent un pouvoir ou un contrôle semble se complaire dans ce rôle aussi. Il sait à merveille manipuler son monde en mettant le jeu et la joie en contrepoids de l’injustice et de la pression, à la vie comme à l’écran. Une telle subtilité dans la maîtrise de son art font d’Albert Serra indubitablement un grand réalisateur.

 

 

 

Anne Le Cor