Nouvelles Connexes
9 novembre 2022 (Pierre-Auguste Henry) - Le cinéaste catalan et francophile Albert Serra revient avec Pacifiction, présenté en compétition au dernier Festival de Cannes. Après Liberté puis La Mort de Louis XIV où il mettait en scène l’icône Jean-Pierre Léaud, il signe un thriller politique singulier à Tahiti avec Benoit Magimel dans le rôle phare.
Le titre français Tourment sur les îles est un peu trop terre-à-terre et ne rend pas compte du double jeu de mots original : une fiction dans le Pacifique et un récit sur la pacification de l’archipel français malgré - ou grâce à - la menace nucléaire. Ce titrage froidement ironique à la Folamour synthétise le sous-texte principal sur la folie atomique et la condition polynésienne, bien qu’il s’agisse avant tout d’une proposition formelle inédite sur l’inquiétude et l’impuissance du métier politique.
Le Haut-Commissaire à Tahiti, un dénommé De Roller (Magimel) qui se présente comme « représentant de l’Etat » et dont nous n’aurons jamais le prénom, déambule en costume blanc à tous les événements locaux. Promotion culturelle, rencontre des syndicats, des représentants religieux, soutien des sportifs locaux… il fait entendre la voix rassurante de la République avec aisance et finesse, sachant naviguer entre les intérêts et postures de chacun. Cette vie ne ménage pas sa santé et le souci professionnel l’oblige à enchaîner les cocktails au Morton’s, un établissement plongé dans la nuit et où doivent traîner les oreilles prévoyantes.
La rumeur court mais personne n’en dit rien. On remarque bien que le public du Morton’s comprend beaucoup de marins en permission ces temps-ci. Un petit amiral chaleureux s’enivre au bar et joue l’esquive dès qu’on ne parle plus des filles. Les syndicalistes locaux menacent de violences. Des agents étrangers seraient déjà dans le coin sous couvertures. Sont-ils russes, chinois, américains ? Qu’importe. Initialement occupé à ménager les revendications des insulaires quant à l’ouverture prochaine de casinos, De Roller découvre un volcan sur le point de se réveiller : la France serait en train de préparer de nouveaux essais nucléaires dans l’archipel, un sous-marin aurait été vu dans les eaux alentours.
Sur cette intrigue patiemment distillée, Serra construit un grand film politique et formellement avant-gardiste. Il y mêle le grand roman d’aventure coloniale et une forme d’extase cinégénique dont l’espièglerie force à l’attention. La parole est économe et les mots sont choisis, on scrute la mer et les visages pour y trouver un indice. Était-ce le sous-marin qui affleurait à la surface ou un simple bateau de pêcheurs vu de trop loin ?
Pacifiction suit De Roller dans cette longue spirale du tourment, une partition jouée avec une monumentalité insolente par Benoit Magimel, un rôle qui fera date dans sa carrière. Il est notamment épaulé par deux acteurs tahitiens dont le magnétisme marque chaque scène où ils apparaissent : Matahi Pambrun parfait de froideur en jeune leader syndicaliste et la révélation Pahoa Mahagafanau, actrice dont la grâce mystérieuse renforce le romanesque du récit et volerait presque la vedette à Magimel.
S’il y a un genre filmique post-apo qui imagine le monde après une apocalypse, Pacifiction devient alors un canon du pré-apo : ces films qui ambitionnent de rendre le suspens du temps face à un événement inéluctable mais dont les contours précis restent encore inconnus. Le post-apoest fructueux d’œuvres de science-fiction et de thrillers d’action. Le pré-apo forge des films d’attente et d’inquiétude riches de politique-fictions et thrillers mentaux. En plaçant les personnages face à leur finitude imminente,Pacifiction les ramène à leur humanité nue.
Fort de cette exploration aiguisée des derniers jours du paradis, Serra bascule alors vers l’extase. Les 45 dernières minutes prennent le large avec une somptuosité jamais satisfaite, séquences libres de pure mise en scène où la noirceur du récit bascule vers des ciels rouge vif, des errances sous l’orage, des gens qui s’épient sous des projecteurs qui s’allument.
Sous ses airs faussement calmes, c’est un film d’alerte qui immerge le spectateur dans une extra-sensibilité proche de la fin d’ivresse. Dans le pré-apo comme dans le post-apo, on ne filme pas l’apocalypse.Pacifiction se clôture avec un rappel de son ouverture, portuaire, et un monologue glaçant du moins sympathique amiral.
Pierre-Auguste Henry