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(de Mario Martone. Italie/France, 2022, 1h58. Compétition officielle Festival de Cannes 2022. Avec Pierfrancesco Favino, Tommaso Ragno, Francesco Di Leva)
13 janvier 2023 (Bernard Bourgey) - Après quarante ans d’absence pendant lesquelles il a fait sa vie en Egypte, a épousé une musulmane et s’est converti à l’Islam, Felice Lasco revient à Naples retrouver les lieux qui l’ont vu grandir et revoir sa mère aujourd’hui très âgée.
Felice arpente les rues étroites de la ville qui fut l’univers de sa jeunesse, entre dans des immeubles sombres aux interphones cassés et aux boites aux lettres hors d’âge, monte les voies escarpées le long des hauts murs dans le quartier de la Sanità, veut retrouver son adolescence et plus que tout, sentir à nouveau l’ivresse des virées en mobylette avec Oreste le grand ami de l’époque à qui il était tant lié. Mais l’errance de Felice dans Naples va être aussi sa traversée du désert.
Félice retrouve sa mère, ancienne couturière réputée pour son savoir-faire, devenue une vieille dame très belle et émouvante. Avec ces retrouvailles, Mario Martone nous offre dans la première partie du film des scènes magnifiques où le fils prend soin de sa mère comme elle-même prenait soin de son enfant : elle le laisse lui donner un bain, lui laver les cheveux, la peigner et l’habiller avec une infinie délicatesse, chacun de ces gestes à l’écran touchant au sacré.
Plus Felice se réapproprie Naples, qu’il retrouve - comme il le dit à son épouse - peu changée, plus il éprouve jusque dans sa chair, que l’exil a conforté son enracinement : c’est là qu’il est fait pour vivre, là qu’il veut mourir. Mais est-ce réellement Naples qui n’a pas changée en quarante ans ou Felice qui veut s’en convaincre ? Il va acheter une maison et demander à son épouse de le rejoindre car c’est à Naples et pas au Caire qu’il veut leur bonheur commun.
Mais parce que Felice est comme enivré par son retour à ses origines et à ses premiers émois, il ne prend pas conscience que ceux qui l’ont connu autrefois et qui aujourd’hui le surveillent de leur fenêtre, ou dont il aperçoit furtivement les silhouettes qui disparaissent dès qu’elles l’ont reconnu, ne le considèrent plus comme un des leurs et le regardent comme un étranger !
Car si Felice est parti autrefois très précipitamment, c’est qu’avec son ami Oreste, il ne partageait pas seulement les ballades en mob et les plongeons en mer, son ami l’avait aussi entraîné à des jeux plus dangereux de cambriolages entre autres, dont l’un avait tourné au meurtre !
Mais pour Felice, son amitié pour Oreste ne peut pas avoir été altérée par les années qui les ont séparés, les deux hommes restant pour lui unis dans ce drame qu’ils sont seuls à partager, sur lequel aucun n’a trahi l’autre. Aussi pour Felice, impensable de ne pas revoir son ami. Ce qu’il ignore c’est qu’Oreste est devenu un chef de la Camorra terrorisant le quartier avec une piètre pègre à sa botte, un ''malommo'' violent, assassin quand il le faut, vivant des revenus de la drogue et de la prostitution, spectre habitant un endroit tenu secret, bougon hirsute en maillot de corps et jogging, bien loin de l’image des ''parrains'' chez Coppola, Scorsese ou Leone, bien loin aussi du bel homme soigné qu’est Felice.
La rencontre aura lieu sous haute surveillance mais pour Felice ce sera l’impasse. Il aura beau expliquer à son ''ami'' que son départ précipité le lendemain du crime lui a été imposé par un oncle, Oreste s’est senti trahi par son pote devenu Judas. Il lui lance avec rage ''Pourquoi m’as-tu abandonné ?'' Pour l’ex-ami devenu un ennemi sans retour, Félice n’a plus droit de cité à Naples, il doit déguerpir. Ne l’en avait-il pas averti en taguant les murs de son salon ?
Face à la mafia, se dresse un prêtre, Don Luigi (figure de résistance inspirée par un prêtre au cœur de la Sanità, Don Antonio Loffredo) qui lutte contre la Camorra, brave l’interdiction de la préfecture de célébrer une messe sur le parvis de l’église, crée des lieux où les jeunes peuvent se défouler dans le sport ou la musique, tenus ainsi éloignés le plus possible de l’emprise de la mafia.
Etrange relation qui noue Felice à Don Luigi, depuis que ce dernier a célébré les funérailles de sa mère. Le prêtre se lie d’amitié avec lui, l’implique dans ses activités éducatives, le présente à des familles comme un modèle pour les jeunes autour de la table, d’un Napolitain qui s’en est sorti, qui a réussi… Don Luigi qui sait aussi faire taire Felice lorsque celui-ci raconte en toute innocence son amitié d’adolescence avec Oreste, sans avoir conscience que le seul fait d’avoir prononcé son nom et parlé de leur relation même ancienne, a engendré méfiance et suspicion chez toute la famille ! Le même Don Luigi qui écoute comme en confession Felice qui lui relate le meurtre, culpabilité jamais éteinte, prêtre qui aussi prend une violente colère contre l’idéalisme de Felice quand ce dernier lui dit qu’Oreste demeure au fond de lui et malgré tout un ami pour lui, Don Luigi qui supplie en vain Felice le naïf, de ne pas sortir le soir sans être escorté…
Quand Felice, souvent filmé en contre-plongée quand il marche dans les ruelles étroites de Naples, les hauts murs, les passerelles, les balcons et les fenêtres qui le surplombent, sont comme un poids permanent de menaces, ceux qui l’observent sont des fantômes qui ravivent sa mémoire et sa culpabilité. Naples est moins montrée comme le décor d’un passé que comme une plongée dans l’inconscient de Felice, qui ne voit la ville que comme dans un miroir déformant et ambivalent. Martone situe ainsi son personnage dans un temps et une dimension limités mais qui ouvrent à un espace plus grand, d’ordre métaphysique.
Felice avance t’il dans un temps déterminé au cœur d’une ville topographiquement identifiée sur le plan qu’il accroche au mur de sa chambre, ou se promène t’il dans un temps et un espace indéfinis qui reposent sur les seules sensations qui conditionnent ses souvenirs et déforment ses sentiments rendus passionnels autant qu’illusoires envers Oreste ?
L’utilisation d’un écran carré qui vient à plusieurs moments comme ''casser'' le film, autant que sa volonté de revoir l’Oreste de ses souvenirs, dont il a retrouvé une photo qu’il garde précieusement sur lui, où ils sont ensemble heureux, jeunes et beaux sur une moto, est pour Felice sa façon de recoller les morceaux de son passé et de s’attacher d’autant plus fortement au présent qu’il voit comme le passé retrouvé !
Mais Oreste crie à Felice ''le passé n’existe pas'' Eux qui avaient tant partagé ne peuvent désormais plus rien partager. En exergue de son film, Martone a placé des mots de Pasolini ''la connaissance est dans la nostalgie. Qui ne s’est pas perdu ne possède pas''. On se souvient de la voix off au début du Messagerde Joseph Losey (1971) qui prévient le spectateur ''Le passé est une terre étrangère. Là-bas les choses se font différemment…''
Felice n’avait pas visité les catacombes de Naples à l’âge où il ne pensait qu’au soleil, à la mer, à la vitesse et aux bons coups avec son pote. Quarante ans après, il peut y pénétrer et même glisser au milieu des morts une enveloppe qui contient un secret. Comme si le présent avait besoin d’entrer en relation avec le passé dont le souvenir prégnant se mue en une terre inconnue. Etrange coïncidence, Oreste en présence de Felice, dépose dans un tiroir quelque chose dont on ne saura également rien. Comment ne pas penser ici à Chow Mo-wan glissant un secret entre deux pierres d’un temple d’Angkor dans In the Mood for Lovede Wong Kar-wai (2000) ?
Le film nous offre des moments de grâce vivifiants comme ce mélange des cultures quand les jeunes napolitains dansent sur une musique arabe ou quand le soir dans la basilique, les jeunes musiciens amateurs communient dans la musique devant Don Luigi récompensé de son acharnement à faire éclore la beauté dans un environnement rongé par le mal.
Une scène suffit pour faire de Tommaso Ragno un Oreste tragique et perdu. Francesco Di Leva se révèle un Don Luigi capable de soulever des montagnes. Quant à Pierfrancesco Favino, il incarne un Felice aussi charismatique que son Tommaso Buscetta dans Le Traître de Marco Bellocchio (2019) Un immense acteur !
Martone choisit de terminer son film sur une lueur d’espérance au cœur du drame : la photo froissée qu’Oreste trouve dans le portefeuille de Felice, lui ouvrira peut-être les yeux sur ce qui était l’essentiel pour sa victime: l’amitié au temps de l’innocence…
Bernard Bourgey