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(de Gaston Duprat et Mariano Cohn. Espagne/Argentine, 2021, 1h54. Avec Pénélope Cruz, Antonio Banderas et Oscar Martinez)
21 juin 2022 (Bernard Bourgey) - Les deux cinéastes argentins ont réalisé ensemble une dizaine de films dont le dernier en date Citoyen d’honneur en 2016 abordait la remise en cause de son ego chez un écrivain renommé, thème repris ici pour déstabiliser des acteurs de cinéma réputés.
Alors qu’il vient de fêter ses 80 ans, un riche homme d’affaires géant de l’industrie pharmaceutique souhaite laisser une empreinte dans l’Histoire. Il pense d’abord laisser son nom à un pont (pont qu’il inaugurera) mais pour lui la meilleure idée est de financer la réalisation d’un film avec les plus grands acteurs reconnus. Pour ce faire, il fait appel à la réalisatrice Lola Cuevas (Pénélope Cruz) qu’il charge, après en avoir acheté les droits (très chers) d’adapter à l’écran un chef d’œuvre de littérature qui raconte la rivalité entre deux frères dont l’un, incarné par Félix Rivero (Antonio Banderas) est responsable d’un accident de voiture qu’il conduisait en état d’ivresse, et dans lequel leurs parents ont trouvé la mort. Condamné à la prison, il se sent jugé par son frère joué par Ivan Torres (Oscar Martinez) La haine entre eux reste longtemps tenace mais les deux frères semblent s’acheminer vers une réconciliation, laquelle sera anéantie par un coup de théâtre final.
Nous ne voyons rien du tournage du film, seules la période qui précède le tournage et celle qui suit sa réalisation, soit la préparation des acteurs en amont du tournage et une fois le film terminé, la nomination du film en compétition officielle à un grand festival de cinéma (tombé comme à pic, le film est sorti juste après le Festival de Cannes 2022 !)
Avant le tournage, les deux acteurs sélectionnés par Lola pour jouer les deux frères font connaissance et dès cette rencontre, l’antagonisme saute aux yeux entre Ivan Torres formé à l’école du théâtre, discret mais convaincu de sa supériorité intellectuelle et Félix Rivero, m’as-tu-vu, tape à l’œil, amateur de voitures de luxe, de call-girls et qui ne pense qu’à sa célébrité. Mais la vraie rivalité entre ces deux-là va être sciemment provoquée par Lola qui va leur faire subir un traitement de choc à coups de répétitions de scènes hors décors, sans qu’ils sachent exactement ce qu’ils jouent, de lectures répétées de textes, quand ce n’est pas d’un seul mot à reprendre moult fois, et surtout la préparation mentale qu’elle leur fait subir avec ses conséquences voulues par elle : la mise à mal de l’ego de chacun d’eux !
Elle s’arrange pour qu’ils aient une peur bleue en utilisant un artifice qui se révèle efficace, pour qu’ils apprennent à être tour à tour tristes et en colère l’un envers l’autre, à s’injurier mutuellement, elle les pousse à bout en détruisant devant eux les trophées que chacun a accumulés en prix et récompenses, les laissant sur les nerfs, comme nus et ennemis l’un envers l’autre !
Conséquence, les relations vont devenir de plus en plus exécrables entre Félix la star capricieuse qui considère normal d’être en retard à toutes les rencontres et Ivan d’une toute autre nature, qui rumine contre ce ''confrère'', qu’on lui a imposé avec lequel il va devoir jouer. Il y ainsi comme un décalque, un effet miroir entre les deux acteurs devenant leurs personnages, la fiction à venir se confondant avec la réalité présente. Lors du cocktail qui marque la fin de la préparation du film, la haine entre les deux acteurs est telle que Félix va provoquer une chute d’Ivan dans le vide qui va le plonger dans le coma. En parallèle, les deux ont au préalable répété la dernière du film où Félix feignant une accolade de réconciliation avec son frère, lui enfonce des coups de couteau dans le ventre…
De son côté Lola, réalisatrice fantasque avec son immense chevelure rousse, ne s’épargne pas non plus dans cette remise en cause en détruisant ses propres trophées, se montrant déjantée dans des exercices improbables dans sa chambre, qui tiennent autant de la remise en forme que de danses rituelles, avec au dessus du lit côte à côte un tableau de cactus symbolisant le sexe masculin et le ''Christ à l’avion'' de l’artiste argentin Léon Ferrari (la civilisation occidentale et chrétienne – 1965).
Le film de nos réalisateurs argentins utilise habilement une composition en abyme du cinéma dans le cinéma, utilisée par nombre de cinéastes, de Billy Wilder à Hazanavicius en passant par Donen, Truffaut, Fellini, Godard ou Woody Allen entre autres, pour nous montrer ce que le spectateur ne voit jamais.
Comme par exemple l’exigence de certains réalisateurs envers des acteurs vidés et lessivés, faisant reprendre dix fois, vingt fois une scène jusqu’à satisfaction du cinéaste (on sait le côté impitoyable d’un Bresson ou d’un Melville, on peut pour exemple citer la dureté de Kubrick dans Barry Lyndon pour obtenir les vraies larmes et l’épuisement physique de Ryan O’Neal au pied de son fils entrain de mourir). Ou encore les relations exécrables parfois entre des acteurs. Dans Chantons sous la pluie de Stanley Donen (1952), Gene Kelly et Jean Hagen jouant les ennemis à la ville, s’envoient des vacheries fielleuses tout en étant tout sourire mielleux dans un duo d’amour filmé. Ou Nicholas Ray utilisant à dessein la haine réelle que se portaient Joan Crawford et Mercedes McCambridge, pour servir la rivalité qu’elles doivent montrer à l’écran dans Johnny Guitare (1954).
Dans Compétition officielle on savoure avec un rire crispé le cynisme du mensonge théâtral de Félix faisant croire à ses partenaires qu’il est condamné par un cancer et plus tard le mensonge en retour d’Ivan qui lui fait croire à toute l’admiration qu’il a pour lui !
L’opportunisme n’est pas en reste avec Lola reprenant à son compte l’idée de faire jouer les deux rôles à un seul acteur, idée qui lui a été soufflée par un Ivan sautant sur l’occasion dans l’hypothèse où son ''cancer'' empêcherait Félix de jouer, opportunisme accentué par le même Félix qui, pour sauver sa carrière et son image, ne s’accuse surtout pas de la chute d’Ivan, Lola lui montrant par son regard qu’elle a parfaitement compris. Mais pour les deux, l’important est que le film se fasse, même au prix d’une grave dissimulation.
Dans Citoyen d’honneur l’ego de l’écrivain était mis à mal du fait du regard de ses compatriotes qui mettaient sa notoriété à l’épreuve de la condescendance à leur égard qu’ils décelaient dans ses livres. On peut regretter que cette dimension humaine soit absente ici, le film se réduisant parfois à un simple exercice, faisant du ''sur place'' à certains moments dans un décor unique, neutre et froid, même si on y apprécie la belle musique discrète qui emprunte au jazz, à Chopin et à Satie.
Si on aurait aimé ressentir davantage d’empathie pour ces personnages qui nous amusent et nous interpellent mais n’arrivent pas à nous émouvoir tout à fait, il n’en demeure pas moins que cette satire de l’univers du cinéma sait manier tour à tour l’humour et la gravité de façon piquante !
Bernard Bourgey